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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

mercredi 10 avril 2024

Article pour le Petit Journal Lisbonne.

 Vous pouvez lire sur le site du Petit Journal Lisbonne ma chronique sur le roman La maîtresse italienne de Jean -Marie Rouart, publié aux éditions Gallimard.

https://lepetitjournal.com/lisbonne/la-maitresse-italienne-un-roman-de-jean-marie-rouart-382819




jeudi 4 avril 2024

La mort de John Barth.

 


 John Barth, né le 27 mai 1930 à Cambridge dans le Maryland et mort le 2 avril 2024 à Bonita Springs(Floride), était un romancier et nouvelliste américain réputé pour les caractéristiques postmodernes et métafictionnelles de ses oeuvres.

Son travail fictionnel est parfois rapproché des univers de Vladimir Nabokov ou John Fowles, par exemple.

En 1952, il a soutenu une thèse intitulée La Tunique de Nessos (The Shirt of Nessus), dont une des particularités fut d'être rédigée sous la forme d'un court roman (novella ou une longue nouvelle), forme que Barth a affectionné par la suite.

Il fut professeur dans diverses universités américaines, jusqu'à sa retraite en 1995. 

 

mardi 2 avril 2024

La mort de Maryse Condé.

 


Maryse Condé, née Marise Liliane Appoline Boucolon le  à Pointe-à-Pitre (Gaudeloupe), est décédée aujourd´hui, à l´âge de 90 ans, à Apt (Vaucluse), était une journaliste, professeure de littérature et écrivaine française d´origine guadeloupéenne  se réclamant de l´indépendantisme guadeloupéen.

Elle était l'autrice d'une œuvre importante de renommée mondiale. Elle était surtout connue pour Ségou, roman en deux tomes qui, à travers le destin de trois frères, retrace la chute du royaume bambara de Ségou. Elle était également connue pour son roman Moi Tituba sorcière…

En 2018, elle a remporté le Prix de la Nouvelle Académie de Littérature, une sorte de Nobel alternatif.


 

vendredi 29 mars 2024

Chronique d´avril 2024.

 


Ahmadou Kourouma,  portrait d´un «ogre malinké»

 

   Il y a plus de vingt ans, dans la soirée du 11 décembre 2003, je rentrais chez moi après avoir donné des cours. C´était le jour de mon anniversaire (le trente-huitième) et, en consultant Internet, j´apprenais la triste nouvelle : le décès à Lyon de Ahmadou Kourouma, un des auteurs francophones contemporains les plus originaux et inventifs. Pour quelqu´un qui aime la littérature et l´œuvre de cet écrivain africain en particulier, c´était, effectivement, un très mauvais cadeau d´anniversaire.

  Ahmadou Kourouma était un écrivain ivoirien d´origine malinké. Son nom signifie «guerrier» en langue malinké. Né officiellement près de Boundiali en Côte d´Ivoire, le 24 novembre 1927, il aurait effectivement vu le jour à Togobala, en Guinée.  Son père  était un marchand de noix de kola, mais c´est un oncle habitant Boundiali qui l´a recueilli alors que Ahmadou Kourouma n´avait que 7 ans, ce après que son père eut violenté puis répudié sa mère. Ce fut dans doute une expérience décisive pour le jeune garçon et qui l´a placé dès son enfance sous le sceau d´une rupture, d´une séparation et d´un déracinement comme l´a écrit à juste titre Jean-Michel Djian dans la biographie qu´il lui a consacrée, publiée en 2010 aux éditions du Seuil. 

Après avoir donc passé les premières années de sa vie auprès des siens au nord de la Côte d´Ivoire, il a poursuivi ses études à l´Ecole technique supérieure de Bamako, la capitale du Mali. Pourtant, à Bamako, il n´a pas hésité à manifester ses désaccords sur nombre de règles auxquelles lui et ses pairs devaient se plier. Ainsi, comme il a vigoureusement dénoncé la nourriture infecte et les conditions sanitaires déplorables de la grande école (il a même organisé une grève pour cela), il fut renvoyé quelques semaines avant de passer ses examens et n’a donc pas obtenu son diplôme. De ce fait, il fut enrôlé dans l’armée coloniale mais comme il a refusé l’idée d’avoir un jour à tirer sur les siens, il en fut rapidement exclu, ce qui l´a conduit à passer trois ans à Saigon, comme tirailleur en Indochine française,

 de 1951 à 1954. Ensuite, il a regagné la France métropolitaine où il est devenu étudiant en statistiques dans le domaine des assurances à Lyon –où il a connu une Française, Christiane, qui allait devenir sa femme -, ne retrouvant la Côte d´Ivoire qu´en 1960 au moment de l´indépendance. Pourtant, son séjour y fut de courte durée. En homme intelligent et insoumis, il s´est tôt aperçu que, pour réussir chez soi, il fallait flagorner ceux qui tenaient le haut du pavé, en particulier le grand chef, le manitou, Monsieur Félix Houphouët-Boigny. Poussé hors de ses frontières, il a successivement vécu en Algérie, au Cameroun et au Togo.

Jean –Michel Djian a plus ou moins insinué, à travers les photos qu´il a insérées dans la biographie citée plus haut, qu´Amadou Kourouma était une force de la nature : un homme grand, aux larges épaules, initié très jeune à la chasse aux grands fauves.  Sous l´influence de son oncle Foldio qui l´a élevé, il aura gardé toute sa vie une certaine confiance dans le fétichisme de sa jeunesse. C’est par ailleurs la croyance aux esprits qui a fait que Kourouma, à la fin de sa vie, alors qu’il était soigné à Paris pour le diabète, ait recouru à des guérisseurs impuissants à le guérir ; croyance qui, d´après Jean –Michel Debré ou encore Agnès Cousin de Ravel (dans un article publié en 2010 sur le site nonfiction)semble avoir davantage compté pour lui que la religion musulmane à laquelle il appartenait, qu’il a pratiquée moins par conviction que pour ne pas être exclu de sa communauté et dont il a dénoncé régulièrement la vanité des rites.

Amadou Kourouma a hérité de ses ancêtres le goût pour ces histoires colorées et traditionnelles, à la fois relayées et renouvelées d´une génération à l´autre. Des histoires du vécu africain où la réalité est enrichie et transfigurée par la fantaisie des conteurs, comme un des oncles de l´auteur qui était infirmier, chasseur, musulman et féticheur. De cette sève, Ahmadou Kourouma a développé un style vif, chatoyant et primesautier, où la langue française était d´ordinaire enjolivée par des termes de malinké, sa langue natale.

  En 1968, sort son premier roman, Les soleils des indépendances, mais devant l´indifférence des éditeurs français, Ahmadou Kourouma doit recourir aux Presses de l´Université de Montréal pour le faire publier. Méfiance du milieu littéraire français à l´égard d´une littérature africaine qui n´avait pas encore acquis ses lettres de noblesse ? On ne saurait le dire. Toujours est-il que, deux ans plus tard, il est repris par les éditions du Seuil et il connaît alors un immense succès se vendant à plus de 100.000 exemplaires. La réputation d´Ahmadou Kourouma repose d´ailleurs sur cinq ou six livres, l´auteur n´en ayant publié qu´une dizaine, y compris une pièce de théâtre et des livres pour enfants.

  Son premier roman que nous venons de citer, Les soleils des indépendances, retrace le parcours de Fama, prince malinké aux temps de l´indépendance et du parti unique, un livre où la réalité africaine avec son cortège de joies et de souffrances s´étale au grand jour. Une réalité africaine qui se retrouve aussi au cœur du livre suivant Monné, outrages et défis, mais ici sous une perspective différente : le roi déchu de Soba, Djigui Keïta, désobéissant à l´empereur de tout le pays mandingue et contre toute logique, s´enlise dans la collaboration avec les troupes d´occupation coloniales. Tous les livres de Kourouma d´ailleurs n´évoquent autre chose que les démons des sociétés africaines. Dans un roman paru en 1999 et couronné du prix du Livre Inter, En attendant le vote des bêtes sauvages, Ahmadou Kourouma propose une lecture personnelle et nuancée des événements et des dynamiques en vigueur dans les États africains qui, après la dissolution de l’Empire colonial français, ont progressivement accédé à l’indépendance, toute relative néanmoins à cause du néocolonialisme. L’auteur aborde de façon critique et ironique certaines traditions africaines, la colonisation, la tyrannie et la démesure des chefs d’États africains, ainsi que l’hypocrisie des Occidentaux. Comme l´écrivait Sélom K. Gbanou en 2006, dans un article publié dans la revue québécoise Études Françaises : « Sa démarche créatrice consiste à mettre les atouts de la fiction au service de la vérité historique, d’en faire une voie d’accès à la mémoire du présent, de traquer dans le merveilleux romanesque et l’invraisemblable du récit fictionnel la réalité du monde et des êtres ». En attendant le vote des bêtes sauvages est assurément un des meilleurs livres que l´on ait jamais écrits sur les dictatures et la corruption africaines. L´auteur nous raconte l´histoire du général Koyaga, «président» de la République du Golfe, dans une fable à l´humour ravageur où l´on mêle hommes et bêtes sauvages et où l´on n´a aucun mal à reconnaître sous les traits de Koyaga et d´autres personnages l´ombre des grands dictateurs africains comme Houphouët-Boigny, Sékou Touré, Bokassa ou Mobutu.

  L´année suivante paraissait Allah n´est pas obligé qui a obtenu le prix Renaudot et où le héros est un gosse que, comme tant d´autres en Afrique, le malheur a fait devenir jeune soldat. Birahima, le héros, est un enfant des rues comme il le dit lui-même, « un enfant de la rue sans peur ni reproche ». Après la mort de sa mère, infirme, on lui conseille d’aller retrouver sa tante au Libéria. Personne n´est disponible pour accompagner le garnement, mis à part Yacouba « le bandit boiteux, le multiplicateur des billets de banque, le féticheur musulman ». Les voilà donc sur la route du Liberia. Très vite, ils se font enrôler dans différentes factions, où Birahima devient enfant soldat avec tout ce que cela entraîne : drogue, meurtres, viols… Yacouba arrive facilement à se faire une place de féticheur auprès des bandits, très croyants. D'aventures en aventures, Birahima et Yacouba vont traverser la Guinée, la Sierra Leone, le Liberia et enfin la Côte d'Ivoire.

Selon la chercheuse Christiane Ndiaye, « Ahmadou Kourouma a écrit Allah n’est pas obligé à la demande d’enfants des écoles de Djibouti. Ahmadou Kourouma leur a délivré un message hautement politique : «Quand on dit qu’il y a guerre tribale dans un pays, ça signifie que des bandits de grand chemin se sont partagé le pays. Ils se sont partagé la richesse ; ils se sont partagé le territoire ; ils se sont partagé les hommes. Ils se sont partagé tout et tout et tout le monde entier les laisse faire. Tout le monde les laisse tuer librement les innocents, les enfants et les femmes».

Dans un entretien accordé au quotidien français L´Humanité en 2000, Ahmadou Kourouma a encore expliqué là-dessus: « En fait, c'est quelque chose qui m'a été imposé par des enfants. Quand je suis parti en Éthiopie, j'ai participé à une conférence sur les enfants soldats de la Corne de l'Afrique. J'en ai rencontré qui étaient originaires de la Somalie. Certains avaient perdu leurs parents et ils m'ont demandé d'écrire quelque chose sur ce qu'ils avaient vécu, sur la guerre tribale. Ils en ont fait tout un problème ! Comme je ne pouvais pas écrire sur les guerres tribales d'Afrique de l'Est que je connais mal, et que j'en avais juste à côté de chez moi, j'ai travaillé sur le Liberia et la Sierra Leone ».

On retrouve Birahima dans le dernier roman de Kourouma, Quand on refuse, on dit nom, auquel l´auteur travaillait au moment de sa mort. Maintenant démobilisé, il se débrouille à Daloa, une ville du sud de la Côte d´Ivoire où il exerce la fonction d´aboyeur pour une compagnie de gbagas, les taxi-brousse locaux. Cependant, il rêve toujours de richesse et de gloire. Surtout il n´a d´yeux que pour Fanta, belle comme un masque gouro. Lorsque la fille décide de fuir vers le nord, Birahima se propose comme garde du corps. Fanta entreprend alors de faire l´éducation de son jeune compagnon. Elle lui raconte l´histoire de leur pays, des origines à nos jours, que le garnement interprète à sa façon naïve et malicieuse.

Roman inachevé certes, mais où les qualités qui ont fait la réputation de Kourouma sont intactes. Le roman, dont le texte a été établi par Gilles Carpentier, est paru en septembre 2004.

Dans un article publié dans le quotidien Le Monde en septembre 2000, le critique Pierre Lepape considérait qu´Ahmadou Kourouma avait repris  le schéma du roman picaresque adapté à un autre univers : « Le roman européen des xvie et xviie siècles, de Lazarillo de Tormès aux Aventures de Simplex Simplicissimus, a inventé une manière de décrire le monde des humbles et des méprisés. Des enfants ou de très jeunes gens, jetés sur les routes par l’abandon, la misère et les horreurs de la guerre, découvraient, d’aventures en rencontres de hasard et de mauvaises fortunes en opérations de survie, le visage réel de la société, l’envers des apparences, de l’ordre, des hiérarchies, des raisons. Kourouma reprend le schéma picaresque de l’errance. »

Ahmadou Kourouma –que Jean –Michel Djian a dénommé dans sa biographie «l´ogre malinké» -s´est éteint il y a plus de vingt ans, mais ses livres sont là pour témoigner, sous le charme de la fiction et dans une veine satirique, des heurs et malheurs de la réalité africaine.

      

 

 

 

 

 

Le décès de Guy Goffette.

 


On vient d´apprendre la triste nouvelle du décès du poète et éditeur Guy Goffette, le 28 mars 2024. On reproduit la notice nécrologique du site des éditions Gallimard :

«Né en 1947 à Jamoigne, en Lorraine belge, « dans un milieu où l’on devait se cacher pour lire », Guy Goffette a consacré sa vie au livre et à l’écriture, tout en développant son goût pour les voyages. Poète et auteur de prose, il fut également animateur de revues (Triangle, L’Apprentypographe), compositeur-imprimeur à son compte, enseignant, bibliothécaire, libraire, critique, lecteur et éditeur. Après avoir publié un Éloge pour une cuisine de province en 1988 remarqué par La NRF, il fit paraître La Vie promise chez Gallimard en 1991, qui fut suivi par d’autres recueils poétiques (jusqu’à Paris à ma porte l’an passé), ainsi que par des romans et récits littéraires sur Verlaine, Bonnard, Auden ou Claudel.

Comme auteur, mais aussi comme membre du comité de lecture des Editions Gallimard à partir de 2000, il fut, avec Jean Grosjean et Jacques Réda, l’un des grands animateurs de la vie poétique.

Son œuvre fut saluée par le Grand Prix de Poésie de l’Académie française en 2001 et le Prix Goncourt de la Poésie en 2010.

Attachée à porter un regard émerveillé sur le monde, sa poésie est empreinte d’un lyrisme sans emphase, toujours juste et sincère, laissant entendre des notes d’amertume, de nostalgie et d’humour. Elle est toujours un acte de conviction : « La poésie est une manière différente, plus riche, plus libre et plus intime est d’habiter la langue. Ne raisonnant pas, la poésie résonne. »

dimanche 17 mars 2024

La mort de Nuno Júdice.

 


Nuno Júdice, né à Mexilhoeira Grande (Algarve) le , est mort aujourd´hui à Lisbonne à l´âge de 74 ans. Il était un grand poète portugais, mais aussi un essayiste,  romancier et professeur universitaire.

Il a débuté en littérature en 1972 avec « A Noção de Poema » (La notion de poème). Il était diplômé en philologie romane de l'Université de Lisbonne et a obtenu le grade de docteur de l'Université Nouvelle de Lisbonne (Universidade Nova) où il était professeur, en présentant en 1989 une thèse sur la littérature médiévale. Il a publié des anthologies, des éditions critiques, des études littéraires et a maintenu aussi une collaboration régulière avec la presse. Il a reçu le prix Reine Sofia de la poésie ibéro-américaine en Espagne, en 2013, décerné par le Patrimoine national espagnol et l'Université de Salamanque, d'un montant de € 42.100. ll a reçu d´autres distinctions comme le diplôme de "Oficial da Ordem de Santiago e Espada" (Officier de l'Ordre de Santiago et épée), au Portugal, et en France, le grade d'Officier de l'Ordre des arts et des Lettres.

Son œuvre est abondamment traduite et en français elle est disponible chez plusieurs éditeurs, notamment dans la prestigieuse collection Poésie de Gallimard.  

jeudi 29 février 2024

Chronique de mars 2024.

 



La trajectoire singulière de Cristina Campo.

La trajectoire personnelle et littéraire de Cristina Campo - dont le centenaire de la naissance fut commémoré l´année dernière- a à la fois quelque chose de mystérieux et d´inouï. En choisissant ce pseudonyme, elle a voulu rendre hommage simultanément à Jésus Christ et aux camps de concentration. Elle déclarait elle-même qu´elle avait peu écrit, mais qu´elle eût aimé avoir encore moins écrit. Comme l´a si bien dit Monique Baccelli dans Le Tigre Absence, paru en novembre 2023 aux éditions Arfuyen (1) ,Cristina Campo, prise entre la fascination du silence et celle de l´expression, s´interrogeant sur le bien- fondé de l´écriture avant et pendant la période créative, ne pouvait proférer que des paroles exactes et rares. Et Monique Baccelli a ajouté : «si cette «trappiste de la perfection» cède à la tentation du logos c´est moins parce qu´elle ne peut se détacher de certaines choses, dit-elle encore, que parce que certaines choses ne peuvent se détacher d´elle».

Vittoria Guerrini –son nom civil – est née le 28 avril 1923, à Bologne, et a poussé son dernier soupir le 10 janvier 1977 à Rome, à l´âge de 53 ans, victime d´une insuffisance cardiaque.

Fille unique de Guido Guerrini, musicien et compositeur originaire de Faenza, et d´ Emilia Putti, petite-fille du poète et critique musical Enrico Panzacchi et sœur du chirurgien orthopédique Vittorio Putti, Cristina Campo a grandi isolée dans le cadre familial bourgeois en raison de ses ennuis de santé. Cette fragilité l´a empêchée de suivre ses études de façon régulière. Jusqu´en 1925, la famille Guerrini a vécu dans la résidence du professeur Putti, dans le parc de l´hôpital Rizzoli de Bologne. Par la suite, elle s´est installée à Parme pendant quelque temps avant de déménager en 1928 à Florence où Guido Guerrini fut invité à diriger le Conservatoire Luigi Cherubini. Son séjour dans cette ville si tournée vers la culture a joué un rôle primordial dans le développement d´une sensibilité artistique chez la jeune Vittoria. Son amitié avec le germaniste et traducteur Leone Traverso fut décisive dans ce tournant important de  sa vie, mais d´autres noms comptent parmi ceux qui l´ont initiée aux grandes œuvres de la littérature –surtout de la poésie – et de la philosophie européennes comme Mario Luzi, le psychanalyste Gianfranco Draghi –à qui elle doit la découverte de la pensée de Simone Weil qui exercera sur son esprit une influence essentielle –la romancière et traductrice Gabriella Bemporad, le philosophe et historien des religions Elemire Zolla, qu´elle épousera d´ailleurs vers le début des années soixante,  et Margherita Pieracci Harwell, une femme de lettres qui supervisera la publication de ses œuvres posthumes, publiées aujourd´hui chez Adelphi, la prestigieuse et  élégante maison d´édition milanaise.

Cristina Campo est demeurée à Florence jusqu´en 1955. Elle s´est fait connaître –on l´a vu –des milieux littéraires et artistiques locaux tout en observant une conduite plutôt réfractaire à la reconnaissance et aux contacts avec le grand public, se montrant indifférente aux stratégies de promotion du marché littéraire en dépit de sa collaboration  dans des revues littéraires comme Posta Letteraria (du Corriere dell´Adda), La Chimera, Parangone, L´Approdo Letterario, Letteratura ou Elsinore. Elle a d´ailleurs toujours préféré signer sous des pseudonymes les ouvrages publiés de son vivant.  Outre les ouvrages de son cru plutôt rares – dans sa pensée comme dans sa périodicité –Cristina Campo s´est également singularisée en tant que traductrice, en choisissant des autrices et des auteurs reconnus pour leur écriture élusive ou moderne comme Katherine Mansfield, Eduard Mörike, William Carlos Williams, Hugo von Hoffmansthal, Virginia Woolf, John Donne, Marcel Proust et, bien sûr, Simone Weil. 

La critique italienne a parlé de Cristina Campo comme d´une fleur indéfinissable et inclassable. Si la brièveté de sa vie justifie l´économie de son œuvre, les réticences de l´autrice, la quête de la perfection, des poèmes portés à une hauteur insolite expliquent aussi le peu de titres parus de son vivant, mais également à titre posthume. Ses essais littéraires – si tant est que l´on puisse les qualifier de la sorte tellement ils débordent le genre – questionnent, suggèrent sans jamais trancher ou affirmer et n´émettent aucune théorie, mais– comme nous le rappelle encore Monique Baccelli – passent en toute liberté, au gré d´une vaste culture, du conté de fée au chant grégorien, des Pères du désert à Chopin, du rite byzantin à Borges. La plupart de ses textes en prose ont été rassemblés dans le livre Gli imperdonabili (traduit en français par Francine de Martinoir, Jean-Batiste Para et Gérard Macé, sous le titre Les Impardonnables, dans la collection L´imaginaire chez Gallimard).

Cristina Campo définissait la pure poésie, «grand sphinx au visage illuminé», comme hiéroglyphe et beauté, étranges poèmes inséparables et indépendants. À ce propos, Monique Baccelli écrit : «le poète, comme le saint, est aussi un peu acrobate : pour tirer de son effort passe de nouvelles illuminations, il doit faire comme le baron de Münchhausen qui, voulant atteindre la lune, coupait sous lui la corde pour la tendre vers l´astre».   

Dans son essai publié en 2019 (2) Les incandescentes (Simone Weil, Maria Zambrano, Cristina Campo), Elisabeth Bart analyse on ne peut mieux la pensée de Cristina Campo : «Bien plus que Simone Weil, Cristina Campo fut poète au sens où l´entend Maria Zambrano, elle s´inscrit dans la lignée des poètes modernes issus de Baudelaire qui possèdent cette lucidité que son amie andalouse nomme «la raison poétique». Rappelons que ce concept aux multiples résonances dont la richesse reste insuffisamment explorée, longuement forgé dans une méditation sur l´origine de la parole poétique, désigne en premier lieu «l´autre raison» l´autre conscience de la réalité qui se manifeste dans le délire, première forme de la parole poétique : le poète a conscience de son délire alors qu´il arrive au philosophe de délirer en se croyant dans le plein exercice de la raison».

Cependant, si la poésie est l´expression primesautière du talent de Cristina Campo, ce talent prend sa source également dans le conte –on l´a déjà vu plus haut en quelque sorte –et aussi dans la foi, comme le rappelle toujours Elisabeth Bart dans l´ouvrage déjà cité : «Cristina Campo formule au moyen de multiples exemples empruntés aux contes ce que Simone Weil a pensé au moyen des outils mathématiques, à partir des textes des pythagoriciens. Le voyage spirituel que narrent les contes est l´apprentissage de l´attention, d´une contemplation de la nécessité pour la dépasser. En d´autres termes, la lecture des contes l´a initiée à une poétique relevant d´une expérience mystique où la nuit obscure -la perte de la vision –fraie la descente de la grâce, ce qu´indique la référence à la parabole, si chère à Simone Weil, de l´oiseau de l´Upanishad (…) Alors que Simone Weil insistait sur la condition d´une intelligence animée par l´amour pour accéder à l´harmonie, à la beauté du monde, Cristina Campo insiste sur la condition de la foi, une foi intense, pour déchiffrer les symboles qui sont les clés de l´espace absolu, de l´hortus paradisus». 

Simone Weil a indiscutablement eu une influence fondamentale, on l´a vu, dans la pensée de Cristina Campo qui, fidèle à son œuvre, s´est occupée du dossier que la revue Letteratura a consacré à la philosophe française en 1959, et en 1963 elle a terminé la traduction de Venise sauvée, pièce de théâtre inachevée de Simone Weil sur le projet avorté du renversement de la République Vénitienne par les Espagnols en 1618.  Dans une lettre de 1956, Cristina Campo a écrit sur Simone Weil ce qui suit : «Simone me rend tangible tout ce que je n´ose croire. Ainsi devons-nous devenir l´idiot du village, devenir des génies… Je pressentais confusément que l´on pouvait devenir des génies (et non des talents), mais personne jusqu´à ce jour ne m´avait dit que c´était possible. Quel dommage de ne pas être né idiot du village…mais il arrive que Dieu y pourvoie d´une autre manière. Ainsi pour ma part dois-je aimer cette lame froide qui, un jour, est venue se coincer entre les gonds de mon âme pour la maintenir bien ouverte à la parole de ceux qui n´ont pas de langage…».

Cristina Campo était en fait une figure singulière, nourrissant le paradoxe, comme l´a souligné Pietro Citati, et scandalisant et irritant son temps par l´étrangeté de sa démarche intellectuelle. C´était une femme élégante, mais d´une élégance surtout intérieure dont l´écho passionnel et spirituel se retrouve dans son écriture. Parmi sa correspondance, l´une des plus importantes est celle qu´elle a entretenue avec la poète argentine Alejandra Pizarnik (voir la chronique de juin 2022)  pendant sept ans entre 1963 et 1970. Elles se sont connues à Paris et elles avaient des points en commun dont l´insomnie, le «jeûne des yeux» et la quête de l´absolu, celle de Cristina Campo vers l´éternel, celle d´Alejandra Pizarnik vers l´abîme. La poète argentine a dédié à son interlocutrice intérieure –c´est ainsi qu´elle dénommait Cristina Campo- le poème «Anneaux de cendre».

La spiritualité était une caractéristique centrale chez Cristina Campo : «La liturgie jaillit de ma plume quoi que j´écrive». Elle a, d´ailleurs, rédigé une foule de textes inspirés par la liturgie byzantine, une sorte de poésie sous forme de prière. En 1974, elle a préparé un texte - publié par l´éditeur Rusconi et quasi-immédiatement retiré après l´ intervention du Vatican - prenant la défense de Monseigneur Marcel Lefebvre, un évêque français qui prônait un catholicisme intégriste et qui serait plus tard excommunié par le Pape Jean Paul II en 1988. Le directeur éditorial de Rusconi à l´époque, Alfredo Cattabiani a proféré un jour sur Cristina Campo des affirmations tout à fait atypiques : «C´était une extrémiste, je dirai presque que c´était plutôt Lefebvre le disciple de Cristina Campo et non pas l´inverse».

Depuis la mort de son père, en 1965, Cristina Campo a déménagé sur l´Aventin, à Rome. Elle y était proche de l´abbaye bénédictine de Sant´Anselmo, où les offices étaient toujours célébrés en grégorien. Lorsque, à son tour, l´abbaye a adopté la liturgie postconciliaire, elle s´est tournée vers l´église du Russicum (Ponteficium Collegium Russicum), où se maintenait le rite byzantin.

Cinquante –trois de vie ont rendu cette figure singulière de la littérature italienne –«une vestale discrète» selon le titre d´un article de Cettina Caliò, paru le 23 mai 2023 sur le quotidien Il Foglio -une des poètes majeures de ce que les italiens dénomment le Novecento (le vingtième siècle). Nous terminons cette chronique avec un court poème de Cristina Campo (3) tiré du livre Pas d´adieu (Passo d´addio) : «Pieuse comme la branche/ployée par tant de neiges/joyeuse comme un bûcher/sur des collines d´oubli, /sur des lames acérées/en blanche tunique d´orties, /je t´apprendrai, mon âme, /ce pas d´adieu…».

(1)  in Cristina Campo, Le Tigre Absence, édition bilingue, traduit de l´italien et présenté par Monique Baccelli, éditions Arfuyen, Paris-Orbey, novembre 2023.

(2)  Elisabeth Bart, Les incandescentes (Simone Weil, Maria Zambrano, Cristina Campo), éditions Pierre –Guillaume de Roux, Paris, 2019. Nouvelle édition : éditions R&N, Paris, mai 2023.

(3)  Texte original italien, traduit par Monique Baccelli : «Devota come ramo/curvato da molte nevi/allegra come falò/per colline d´oblio, /su acutissime làmine/in bianca maglia d´ortiche, /ti insegnerò, mia anima, /questo passo d´addio…» Le Tigre Absence.